Stéphane Gendron

Société française d’onomastique

 

"Les sources en ligne : les apports de l’internet à l’onomastique",

in : Noms de lieux, noms de personnes : la question des sources. Toponymie urbaine de Paris et de sa banlieueActes du XVIIe colloque de la Société française d’onomastique (2 - 5 décembre 2015), Nouvelle Revue d’Onomastique n° 60, 2018, p. 105-110.

 

 

Il est évident que nous assistons aujourd’hui à une utilisation croissante de l’internet dans toutes les disciplines, quelles qu’elles soient. L’onomastique n’échappe pas à ce mouvement, et la prolifération des sites consacrés à la toponymie et l’anthroponymie en témoigne amplement. Nous voyons apparaître de plus en plus fréquemment des publications qui font un usage abondant de l’internet – et que certains qualifieront d’usage immodéré. En témoigne l’évolution des références bibliographiques dans des publications accordant une place de plus en plus grande aux « sources en ligne », « sources internet ». L’internet est un support privilégié d’accès à l’information, et dans la mesure où il intervient dans la démarche de recherche – et non seulement en tant que « ressource » –, il nous semble légitime de mener une réflexion sur cet outil. L’usage de l’internet dans la recherche pose en effet des problèmes de vocabulaire et de fiabilité des contenus. Au-delà, c’est son usage – sa praxis – qui impose une démarche réflexive.

 

Peut-on parler de « sources internet » ?

 

Le Trésor de la langue française [TLF] donne la définition suivante du mot source : “Textes originaux ; documents, ouvrages auxquels l’auteur d'un écrit scientifique se réfère et qu'il cite généralement en note”. Le dictionnaire Le Robert met d’abord l’accent sur la provenance avant d’énoncer l’existence du support : “origine d’une information”, “document, texte original”. L’acception plus restreinte au champ disciplinaire de l’onomastique retenue par les organisateurs du colloque est la suivante : « Nous entendons par source tout document contenant des données qui permettent d'étudier les noms propres, de l'Antiquité à nos jours. »

 

Si l’on s’en tient à ces définitions, l’internet peut-il être considéré comme une source ? Du point strictement matériel, la réponse est négative car il ne peut être que le support d’une documentation plus ou moins originale, au même titre que le sont les documents imprimés (textes, images), inscriptions, ou autres supports que sont par exemple les microfilms. Pour l’essentiel, les documents rendus disponibles par la dématérialisation sont des copies de sources de nature et de supports variables. Ils sont des « sources secondes » dans la mesure où ils renvoient à une documentation dont la réalité physique n’est pas mise en doute : textes manuscrits, textes imprimés, plans, photographies, etc.

 

À ce niveau, j’emploierais le terme de « ressource » plutôt que celui de « source », car il s’agit généralement de moyens disponibles pour faire avancer la recherche. L’histoire du mot ressource est éclairante : l’ancien français resorce (v. 1160) “relevée, rétablie” est issu du participe passé du verbe resordre (v. 980) puis resourdre “ressusciter, se remettre debout”[1]. Le mot est lui-même tiré du latin resurgere au sens propre de “rejaillir” et au sens figuré de “se rétablir”[2]. Le passage au sens moderne s’est effectué par déplacement métonymique sur les moyens à employer pour assurer ce rétablissement. Le substantif ressource désigne alors le moyen de faire face à une situation difficile. Toute recherche documentaire est fondée sur le postulat de ressources potentiellement accessibles, d’un « gisement », pour reprendre une autre métaphore.

 

Par conséquent, l’internet donne accès à des « ressources » potentiellement accessibles. Cette potentialité est dans sa condition d’objet stocké, conservé dans l’attente d’une sélection. Par sa requête, le chercheur accède à des documents. Certains de ces documents peuvent être à bon droit qualifiés de « sources » lorsqu’ils ont fait l’objet d’un traitement offrant toutes les garanties d’authenticité.

 

Quels types de ressources trouve-t-on sur l’internet ?

 

Les ressources documentaires actuellement accessibles via l’internet peuvent être classées en quatre catégories : les archives numérisées, les textes imprimés, les archives transcrites, les bases de données. Un certain nombre d’institutions jouent le rôle de relais vers ces ressources documentaires.

 

Les archives numérisées

 

Depuis les années 2000 essentiellement, les centres d’archives procèdent à la numérisation de documents parfois majeurs pour la recherche en toponymie ou en anthroponymie : cartes et plans, cadastres napoléoniens, registres paroissiaux, actes notariés, également fonds iconographiques, etc. Trois grandes familles se dessinent : les ressources généalogiques (registres paroissiaux, état civil, tables décennales, recensements militaires, recensements de population[3]), les ressources iconographiques (plans, photographies, cartes postales) et la presse. Concernant par exemple les plans napoléoniens, la quasi-totalité de la surface de la France est désormais numérisée. Actuellement, tout département donne plus ou moins accès à des archives provenant de ses fonds. Parallèlement, cette numérisation systématique a suscité, ces dernières années, la création de sites consacrés à l’histoire du cadastre, au recensement des documents cadastraux (plans, matrices) sur le territoire français, aux cadastres des pays voisins, etc.[4]

                                                                            

Les textes imprimés

 

En ce qui concerne la numérisation de textes imprimés, le principe est celui de la copie matérielle intégrale ; on ne se limite pas à la copie du contenu. C’est le cas, par exemple, de la plupart des dictionnaires topographiques qui n’appartiennent pas à la série de ceux qui ont été publiés à partir de 1859 sous l’impulsion de Léopold Delisle. Exemples : le Dictionnaire topographique du Maine-et-Loire de Célestin Port, accessible en version numérisée via le site du Conseil départemental, le Dictionnaire d’Indre-et-Loire, par CarrÉ de Busserolle (présent sur Gallica), celui d’Eugène Hubert pour l’Indre, de Saint-Venant pour le Loir-et-Cher, etc.

Dans certains cas, nous n’avons pas accès directement au texte original ou à sa pagination dans l’original, mais à sa transcription. C’est le cas, par exemple des transcriptions d’archives effectués par certaines archives départementales ou certaines universités (Bibliothèques virtuelles, Bibliothèque virtuelle humaniste, Tours [5]).

 

Les bases de données

 

Les bases de données sont des outils permettant de stocker et de rechercher des données brutes, dont l’accès est rendu possible par des moteurs de recherche. C’est le cas de nombreuses données fournies par l’Institut national de la statistique et des études économiques [INSEE] – données réutilisées par des sites utiles pour les généalogistes par exemple, comme Géopatronyme –, ou de bases de données diverses comme le fichier Fantoir (parcelles cadastrales en France), aujourd’hui accessible via l’internet (portail collectivites-locales.gouv.) ou le fichier de toponymes BD Nyme (toponymes de la carte au 1:25 000 hors noms d’enseigne, de marques et de rues). C’est le cas également d’un certain nombre de données fournies par l’Institut géographique national [IGN], via le site Géoportail, notamment les « cartes à la carte » (cartes d’occupation du sol, du potentiel solaire, du parcellaire, topographique), qui n’ont pas d’équivalent « papier ». Entre dans cette catégorie le projet du Comité des travaux historiques et scientifiques [CTHS] d’un Dictionnaire topographique de la France, importante base de données qui permettra dans un premier temps d’accéder aux trente-cinq volumes publiés depuis 1859. Actuellement, vingt-trois départements sont disponibles, et il faut souhaiter qu’une telle initiative stimule l’élaboration de nouveaux dictionnaires.

 

Synthèses de plusieurs supports

 

Certains centres de recherche ou universités ont créé des outils intégrant plusieurs niveaux de sources. Ainsi les Bibliothèques virtuelles humanistes citées précédemment, émanation du Centre de la Renaissance de l’université de Tours, donnent à la fois accès à des textes dans leurs éditions originales, à des travaux universitaires, mais également à des transcriptions d’actes notariés effectués par des paléographes. Le Centre national des ressources textuelles et lexicales [CNRTL] donne accès à des éditions de dictionnaires (Académie, FuretiÈre, TrÉvoux, MÉnage, Godefroy, etc.), parfois à plusieurs éditions d’un même texte, à un portail lexical (donc un moteur de recherche), mais également aux pages du Französisches etymologisches Wörterbuch [FEW], ainsi qu’à l’index établi par Eva Büchi en 2003 (275 295 formes, soit environ un vingtième des formes contenues dans le FEW).

 

Sites institutionnels

 

Enfin, certaines institutions ont développé via l’internet non seulement un accès à l’information, mais également un ensemble de ressources documentaires. C’est le cas, par exemple des Terres australes et antarctiques françaises [TAAF] (toponymie des îles Crozet, Kerguelen et Amsterdam, et de la Terre Adélie), du Centre d’onomastique des Archives nationales, de l’INSEE (données administratives, historique des communes depuis 1943), de l’École des hautes études en sciences sociales [EHESS] pour l’accès à la carte de Cassini. La Commission nationale de toponymie [CNT] peut être également un relais pour accéder à un certain nombre d’outils et de ressources.

 

Questions posées par la dématérialisation des supports

 

Les points mis en avant dans les lignes qui suivent proviennent en partie de réflexions suscitées par l’accompagnement d’étudiants dans leur démarche de recherche documentaire. Ces réflexions croisent celles du chercheur, régulièrement confronté à un outil qui ne cesse d’évoluer et de faire évoluer sa discipline.

 

Variable des outils

 

Il est une recommandation fondamentale dans toute démarche de consultation de document sur l’internet : dans les cas où la numérisation ne part pas directement de l’original, il faut considérer que l’on a en face de soi une certaine représentation de la réalité, qui dépend de l’ordinateur que l’on utilise. Il faut le dire et le redire : la recherche est conditionnée par l’outil. Dans les initiations à la méthodologie de la recherche, il est toujours salutaire de mettre à mal la croyance selon laquelle nous accédons tous aux mêmes documents, et que ce qui préexiste demeure inchangé sur nos écrans.

 

Disparition de la source première ?

 

Pour des raisons de conservation – et donc de protection –, les centres d’archives numérisent les documents fragiles, précieux ou fréquemment demandés (comme, par exemple, les registres paroissiaux pour les généalogistes, les premiers cadastres, etc.). L’original est donc relégué au second plan. Dans un monde ultra-connecté, où l’on se plaît à répéter que les contraintes physiques tendent à être abolies, la copie est de plus en plus considérée comme la source. Autrement dit, la source disparaît des consciences. De plus, l’absence de contact physique avec toute forme de support engendre une mise à distance qui n’est pas sans effets sur la recherche.

 

Abondance et envahissement

 

« Quand j’ai commencé à enseigner la recherche sur sources imprimées, le principal problème des étudiants consistait à trouver des données. Désormais, leur principal problème c’est de parvenir à les ignorer » écrivait Andrew Abbott en 2014[6]. La profusion des données peut être en effet grisante, mais également extrêmement envahissante. Elle exige une grande rigueur méthodologique. Autrement dit, si l’immense bibliothèque numérique donne le sentiment d’un accès toujours plus large aux informations, elle oblige le chercheur à effectuer un tri toujours plus rigoureux. Dans la « forêt internet », on n’aperçoit la cime des arbres qu’au prix d’immenses efforts d’élagage.

 

La question de la représentativité

 

Les domaines moins riches en données numériques risquent-ils de se voir délaissés au profit de ceux qui sont abondamment représentés ? C’est une question qui mérite d’être posée, et pas seulement dans le domaine de l’onomastique. L’immédiateté de l’accès à l’information rend le temps de l’attente, de la réflexion, de l’analyse, particulièrement difficile à accepter. L’internet est le lieu même de l’impatience.

 

Le hasard

 

L’internet permet souvent de trouver ce que l’on cherche. Il faut toutefois s’interroger sur la part laissée au hasard de la recherche, à la chance ou à la malchance, au tâtonnement, à l’intuition, à la sérendipité (de l’anglais serendipity), autrement dit au « hasard heureux » pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif récemment publié, dont on sait à quel point ils jouent un rôle important dans la recherche[7]. L’utilisation surabondante des moteurs de recherche sur l’internet aboutit en effet à de nouvelles pratiques permettant de faire des découvertes, par accident et sagacité, de choses que l’on ne cherchait pas. La métaphore de la navigation – naviguer sur internet, surfer sur la toile, etc. – s’est rapidement imposée pour exprimer ce passage d’un site à un autre grâce aux liens hypertextes. Expressions où se mêlent le plaisir, la compétence et l’endurance, mais également l’aléatoire ou le chaos…

 

 

Conclusion

 

Certes, la question de l’abondance des matériaux disponibles sur l’internet se pose dans des termes différents selon les générations de chercheurs : ceux qui ont assisté à la diffusion des premiers ordinateurs puis à l’émergence de l’internet, et ceux qui sont nés avec eux. Dans tous les cas, l’extrême facilité de son usage ne doit pas empêcher d’en comprendre les mécanismes et par conséquent de mettre à distance ses propres craintes et illusions. Du point de vue du domaine de recherche spécifique, en l’occurrence ici l’onomastique, l’abondance de ressources disponibles tend à faire évoluer les frontières entre disciplines, à modifier les objets de recherche et le rapport au terrain. Comme à chaque tournant fondamental dans l’accès à l’information – découverte de l’imprimerie, diffusion des imprimés, apparition des premiers ordinateurs – les conséquences à long terme de l’abondance de données numériques sont imprévisibles. D’où notre responsabilité dans l’orientation que nous saurons donner à ces inévitables mutations.

 

 

Bibliographie

 

Abbott Andrew, 2014, Digital paper. A manual for research and writing with library and internet research, Chicago, University Press.

Bourcier Danièle et Andel Pek van (dir.), 2009, La sérendipité. Le hasard heureux : Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Paris, Hermann.

Greimas Algirdas Julien, 1992, Dictionnaire de l’ancien français, Paris, Larousse.

TLF = Imbs Paul et Quemada Bernard (dir.), Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du xixe et du xxe siècle, Paris, Gallimard, 1971-1994, 16 vol.

 



[1] Greimas 1992

[2] TLF 14, 985

[3] Par exemple, le site des archives départementales de la Mayenne offre une base de données de tous les noms de lieux habités figurant sur les recensements de population du début du xxe siècle.

[4] Signalons tout particulièrement : https://sites.google.com/site/histoireducadastre/.

[5] Le site des Bibliothèques virtuelles humanistes propose ainsi la transcription d’actes notariés des xve et xvie siècles, conservés aux archives départementales d’Indre-et-Loire.

[6] Abbott 2014, p. 91

[7] Bourcier et al. 2009

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